30 novembre – 30 décembre 2021 : un mois écoulé depuis le lancement des opérations militaires conjointes des armées de la République Démocratique du Congo et de la République d’Ouganda contre les Forces démocratiques alliées (ADF, Allied démocratic forces) actives dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu. Pour mieux en comprendre le fondement, le déroulement et le résultat envisagé, Martin ZIAKWAU, Professeur et docteur en Relations internationales, répond aux questions d’ACTUALITE.CD, huit mois jour pour jour depuis la proclamation de l’état de siège dans ces deux provinces.

Quel est le soubassement des opérations militaires conjointes FARDC-UPDF contre les ADF, lancées le 30 novembre 2021 ?

L’arrangement à cet effet entre les deux Etats est fondé sur le Protocole de non-agression et de défense mutuelle de la Conférence internationale sur la Région des Grands Lacs (CIRGL) signé le 15 décembre 2006 à Nairobi (Kenya). Ce Protocole traduit l’ambition de mutualisation, mieux d’interopérabilité militaire des pays de la Région. Les objectifs de ce Protocole consistent, entre autres, à « élimer les menaces qui pèsent sur la paix, la sécurité, la stabilité et le développement durable dans la Région des Grands Lacs par le biais de la sécurité collective », et à « veiller à interdire à tout Etat membre de permettre l’utilisation de son territoire en tant que base pour l’agression ou la subversion perpétrée contre un Etat membre ».

Les attentats du 16 novembre 2021 à Kampala ont certainement servi au lancement de ces opérations conjointes ?

En effet. Le double attentat survenu dans la capitale ougandaise, ayant causé mort d’hommes, a offert à Kampala un argument assez persuasif qui a semblé avoir réduit Kinshasa qui a été revendiqué par l’organisation jihadiste Etat islamique et attribué, par les autorités ougandaises, à un « groupe local (en Ouganda) lié aux ADF », ce double attentat a permis à Kampala d’esquisser une rupture discursive sur les ADF. Ces dernières ne constitueraient plus une rébellion ougandaise opérant à partir du territoire congolais. Il s’agirait plutôt (dorénavant ?) d’un mouvement relevant du terrorisme international basé en RDC et disposant des unités nationales, telle celle à qui sont attribués les attentats du 16 novembre. Ceci corrobore la posture du Président ougandais qui, dans une interview à une chaîne de télévision française en septembre 2021, a indiqué que l’issue heureuse des opérations militaires contre « l’Etat islamique au Mozambique » serait tributaire de la neutralisation des ADF en RDC.   

Vous dites que les attentats de Kampala ont offert un argument décisif à l’Ouganda …

Le double attentat a permis à l’Ouganda de mettre sur le tapis le questionnement du bien-fondé, pour l’armée congolaise, de continuer de mener seule les opérations « de grande envergure », lancées fin octobre 2019, contre les ADF. En effet, l’article 8 (alinéa 4) du Protocole de non-agression et de défense mutuelle de la CIRGL engage les Etats parties, y compris la RDC, « à appréhender et désarmer, loin de leurs frontières communes, les membres des groupes armés qui utilisent ou tentent d’utiliser leurs territoires pour préparer ou organiser des attaques armées et/ou pour mener des activités subversives contre d’autres Etats ». Défi que la RDC, malgré sa bonne foi, n’a pas encore pu relever.

L’Ouganda a ainsi disposé d’un argument pour plaider en faveur de son intervention militaire sur le territoire congolais. Car, suivant l’article 8 (alinéa 6) dudit Protocole, « Tout Etat membre dont les forces armées poursuivent des groupes armés en informe par notification les Etats membres vers les territoires desquels ces groupes sont en fuite, et demande à ces Etats de les intercepter, de les appréhender et de les désarmer ». Il est non moins intéressant de noter, à l’alinéa suivant, que « Tout Etat membre qui ne peut ou ne veut pas intercepter des groupes armés en fuite ou agissant sur son territoire sera encouragé à conclure des accords bilatéraux déterminant les conditions dans lesquelles les forces armées d’un autre Etat membre peuvent se lancer à la poursuite desdits groupes armés à condition que ces accords soient conformes aux objectifs du présent Protocole ».

Ces dispositions ont permis à l’Ouganda d’éprouver la volonté de la RDC de faire plus qu’il en a été, concernant la lutte contre ce groupe armé, y compris depuis l’entrée en vigueur de l’état de siège le 06 mai 2021. Ce, soit en admettant les opérations conjointes soit en autorisant l’armée ougandaise de poursuivre ses « ennemis » sur le territoire congolais.

La communication de l’UPDF, ayant récemment revendiqué quasi unilatéralement la conquête de Kambi Ya Yua, un grand sanctuaire des ADF, après plus de trois semaines d’intense combat, suggère plusieurs hypothèses dont certaines pourraient pencher sur l’existence d’une différence de zones opérationnelles entre une relevant des actions effectivement conjointes, et une autre réservée quasi exclusivement ou principalement aux actions coercitives de l’armée ougandaise. En même temps, il y a à constater que la guerre contre les ADF n’est pas qu’asymétrique mais aussi conventionnelle, et que, malgré les succès de l’état de siège qui a permis aux FARDC de reprendre plusieurs bastions de ce groupe armé, ce mouvement a continué de contrôler des espaces importants.

Comprenez-vous des appréhensions sur l’issue de ces opérations conjointes ?

La convergence tactique (opérations militaires conjointes, du reste limitées dans le temps et dans l’espace) entre les deux Etats face à l’ennemi commun (ADF) n’atteste pas nécessairement une « convergence géopolitique », c’est-à-dire la compatibilité de vues de deux Etats sur les objectifs central et périphériques à court, moyen et long termes de l’action conjointe menée sur un espace, en l’occurrence dans le Nord-Est de la RDC. Ces opérations militaires relèvent d’un essai de solution à un élément du problème d’insécurité dans la partie orientale du pays. A cet effet, il n’est pas inopportun de scruter les avis de ceux qui, considérant que le rapprochement entre les deux pays serait de l’ordre d’une paix fourrée, disent attendre impatiemment voir la fin des opérations conjointes contredire l’issue de tristes expériences en la matière.

Par ailleurs, la complexité de ce problème d’insécurité ainsi que la pluralité des parties prenantes et des acteurs réduisent la marge de pertinence des initiatives bilatérales. C’est à ce titre que, dans sa résolution 2612 du 20 décembre 2021 sur la situation en RDC, le Conseil de sécurité a préconisé l’élaboration d’une « stratégie régionale intégrée » pour lutter efficacement contre la menace que font peser les groupes armés locaux et étrangers.

Mais il faudrait, préalablement, que la RDC, qui doit en assurer le pilotage, dispose d’une stratégie propre à elle sur le comment, dans le long terme, éradiquer l’insécurité dans l’Est du pays. Il me semble qu’il n’existe pas encore de « réponse stratégique » à cette problématique. Il n’y a plutôt que des initiatives de l’ordre de la tactique aux effets limités puisqu’inscrits dans le court ou moyen terme sur quelques points spécifiques du problème. La « vacuité stratégique » n’est pas de nature à rassurer quant à l’éradication de l’insécurité.

Pouvez-vous être assez explicite sur l’absence de « réponse stratégique » ?

Tenez ! En juillet 2019, les opérations militaires ont été lancées contre les groupes armés actifs en Ituri. Jadis, le Conseil de sécurité avait fait remarquer que le pays ne disposait pas d’une stratégie « crédible » de DDR (Désarmement, démobilisation et Réinsertion) pour encourager une reddition massive des combattants. Fin octobre de la même année, furent lancées les opérations de « grande envergure » contre les ADF dans le Nord-Kivu, sans une stratégie « crédible » de DDR. Au Sud-Kivu, il y a des opérations en cours, sans alternatives aux communautés locales dont certaines offrent l’ancrage social à des groupes armés. Ces opérations attestent certes la volonté de neutraliser les groupes armés. Mais le mieux à faire est de les éradiquer. Ce déracinement de l’insécurité requiert une mobilisation nationale.

Cependant, eu égard à la complexité du problème, il n’y a pas de vision clairement déclinée sur la manière dont il est envisagé la conversion de la situation globale d’insécurité à celle de sécurité et de progrès social, devant tenir compte des causes profondes du problèmes, de toutes les parties prenantes (locales, provinciales, nationales, régionales, internationales, les déplacés internes et les réfugiés, etc.) ainsi que des enjeux et défis à intégrer dans un plan unique devant orienter les initiatives de divers ordres. C’est dans le cadre d’un plan global qu’il y a lieu d’inscrire, entre autres, la lutte contre l’exploitation illégale des ressources naturelles à la base de mesures d’assainissement du secteur minier prises en novembre 2021, de l’initiative d’un audit dans le secteur forestier prise en octobre 2021. Ces mesures auraient dû être prises bien avant.

Par ailleurs, il n’existe pas encore, malgré la volonté expresse du pouvoir, une déclinaison stratégique du Programme de désarmement, démobilisation, relèvement communautaire et stabilisation (PDDRC-S) mis en place en juillet 2021. La coordination du PDDRC-S, qui dispose de la technicité avérée à cet effet, s’emploie à élaborer cette stratégie dont le processus requiert assez de temps pour relever le défi de la crédibilité.

Comment sont, entre-temps, mobilisées les communautés locales pour jouer leur partition dans la lutte contre les groupes armés ? Quel en est le résultat à ce jour ? Combien de combattants se sont-ils rendus volontairement et par contrainte ? Où sont-ils ? Certains ont-ils regagné le maquis ? Pourquoi ? A combien en évaluer le nombre ? Comment est envisagé l’impact des initiatives bilatérales avec des pays voisins de l’Est et les partenariats avec les puissances mondiales sur la mobilisation des communautés locales contre les groupes armés ? Etc. Ce ne serait versé dans le politiquement incorrect que de soulever ce questionnement qui permette de comprendre qu’au-delà de bonnes initiatives prises ci et là, il se pose un problème de « réponse stratégique » qui aurait dû assurer de la cohérence, dans le temps, et une coordination basée sur un plan global d’éradication de l’insécurité. Ne pas confondre « réponse stratégique » et « secret défense ».

Vous semblez être peu optimiste ...

Je préfère ici paraphraser De Boris Cyrulnik : « (…) le pessimisme ou l’optimisme n’ont rien à voir avec la réalité. Ils sont fonction de la représentation que l’on se fait du réel ». D’où mon plaidoyer pour une « réponse stratégique », au-delà des options tactiques en cours, pour négocier au mieux le soutien extérieur sans s’exposer à des risques de compromission, et pour susciter une « conscience nationale » pour une large mobilisation des populations contre l’insécurité. Souvenez-vous des effets de pressions des manifestations populaires à travers le pays pour dénoncer la prise de la ville de Bukavu le 02 juin 2004 par les hommes dirigés par le colonel Mutebutsi ? Comment briser ce qui semble passer de plus en plus pour de l’« indifférence » dans une bonne partie du territoire national face à l’insécurité dans l’Est ? Quel est, en termes de soutien populaire, l’incidence de la campagne « Bendele Ekweya te », lancée le 15 mai 2021, par le Premier Ministre pour sensibiliser la population congolaise à soutenir les FARDC et la Police nationale congolaise engagées dans la lutte contre les groupes armés ?     

La confiance des populations est requise pour gagner le pari de la lutte contre l’insécurité. Il est nécessaire de tenir compte de leurs perceptions et de ne pas leur imposer une façon de voir le réel.

Les USA considèrent, autant que la RDC, les ADF comme un mouvement affilié à l’Etat islamique. Mais il n’y a encore de soutien opérationnel. Un paradoxe ?

MZ : Ce qui parait de plus en plus évident est que la reconnaissance, le 11 mars 2021, par les USA des ADF comme mouvement terroriste affilié à l’Etat islamique fait suite non pas au narratif congolais mais plutôt à la publication, début mars 2021, du résultat d’une étude scientifique réalisée dans le cadre du Programme sur l’extrémisme de l’Université américaine George Washington aux visées différentes de celles de la RDC. Ceci pourrait expliquer cela. Ce, au-delà des exigences américaines en termes de poursuite de la réforme du secteur de sécurité de la RDC.   

Dans tous les cas, face à la réticence à ce jour du Conseil de sécurité d’adhérer au narratif du Gouvernement sur les ADF, la RDC a plus intérêt de fignoler son argumentaire sur le bienfondé du label de « mouvement affilié à l’Etat islamique » donné aux ADF en intégrant des éléments plus persuasifs au-delà de l’argumentation basée sur les considérations communicationnelles des ADF. Une étude est en cours à ce propos. Je me réserve d’en dire ici assez.

Interview tirée du site Actualite.cd