Félix Tshisekedi arrive en terrain connu : le chef de l’Etat congolais, ancien opposant et fils d’opposant, a lui-même longtemps vécu en Belgique. Il a été proclamé vainqueur de l’élection présidentielle contestée du 30 décembre 2018 et a succédé le 24 janvier dernier au président Joseph Kabila qui était au pouvoir depuis dix-huit ans.

Accompagnant votre père, opposant au président Mobutu, vous avez vécu longtemps en Belgique. Quel fut son rôle dans votre apprentissage politique ?

Ce n’est pas en Belgique que j’ai connu les débuts de son combat : avec lui nous avons été déportés au village, on appelait cela relégation. C’était en 1983-84, un milieu où il n’y avait ni école ni soin de santé.

La naissance du parti UDPS (Union pour la démocratie et le progrès social) je l’ai vécue dans ma chair, dans ma vie même… En même temps que ma famille, ma mère, ma sœur, j’ai été témoin des souffrances du peuple congolais et, âgé de 19 ans à l’époque, j’en ai été victime moi-même.

Même si je n’ai jamais revendiqué cela ; je suis l’un des pionniers de ce combat… A cette époque nos parents ont décidé d’évacuer les enfants vers la Belgique, contraints et forcés afin que notre père puisse continuer sa lutte… Nous n’étions pas préparés à l’exil, nous n’avions même pas un pied à terre, nous vivions comme tous les réfugiés…

Que signifie pour vous le slogan de votre père « le peuple d’abord » ?

Pour moi, cela signifie d’abord prendre en considération la volonté de ce peuple, en comprenant ses souffrances et en essayant de les résoudre. Il n’est pas normal que le Congo, avec ses immenses potentialités, soit l’un des pays les plus pauvres du monde ! Lorsqu’on a mené un combat comme celui d’Etienne Tshisekedi qui a résisté grâce au soutien de la population on ne peut que penser que les désirs de ce peuple passent avant les nôtres.

Vous avez voyagé à l’intérieur du pays. Qu’est ce qui vous a le plus frappé ?

Avant tout, c’est la misère. L’écart complet entre les Congolais de la province et ceux de Kinshasa. Or la plus grande partie des richesses, de la force du Congo vient de l’intérieur ou les populations sont restées dans un autre siècle alors que le Congo avançait.

Ce qui m’a le plus bouleversé, c’est l’insécurité à l’Est et je me suis juré de tout faire pour ramener la stabilité, la sécurité et la paix. C’est invivable : les gens sont pris en otages, ils ne peuvent se rendre aux champs alors qu’ils vivent des produits de ces champs. On ne peut accepter que des pans entiers de la population vive dans de telles conditions. Je dois tout faire pour changer cela. J’ai aussi vu la souffrance des femmes, elle est inadmissible…

Est-ce en tenant compte de tout cela que vous avez lancé un train de mesures sociales ?

En fait, mon programme, ma vision, c’est de mettre l’Homme congolais au centre de mes préoccupations. C’est de son épanouissement, de son mieux-être que viendra le développement de la RDC. Le bien être commence par la liberté ; les individus doivent être libres, de s’exprimer, d’entreprendre.

Il faut leur garantir un accès à l’éducation. Le droit à l’éducation est inscrit dans la Constitution et j’ai voulu marquer le coup : décréter la gratuité de l’enseignement fondamental, ce qui représente un budget de 37 millions de dollars par mois.

Il est possible de dégager ces fonds, et des partenaires internationaux comme la BAD (Banque africaine de développement) ont déjà accepté de nous suivre, je les en remercie… Notre ambition est d’étendre cet effort à l’enseignement secondaire, puis supérieur…

Nous travaillons aussi sur l’accès aux soins de santé, afin que les Congolais, épanouis, puissent affronter les défis du développement… Mais nous devons rester modestes, les pieds sur terre et ne pouvons attaquer sur tous les fronts à la fois. D’ici 2023 le social sera prioritaire…

Les mesures concernant l’enseignement ont déjà suscité des manifestations de joie, de soulagement et nous allons continuer. Il fallait relever ce défi et pour le moment ça tient, il fallait oser.

Avec un budget de 5 milliards de dollars, allez- vous trouver les moyens de cette politique ?

En numérisant l’économie, nous pensons pouvoir rationaliser les dépenses et ramener plus de recettes dans le trésor public. Actuellement 80 % de nos recettes échappent au Trésor ! Donc en luttant davantage contre la corruption nous allons combattre ce coulage et réussir à mieux redistribuer la richesse sur l’ensemble du territoire…

Pouvez- vous parler de l’affaire dite des 15 millions de dollars disparus, ce qui a été détecté par l’Inspection générale des Finances ?

Cette « histoire » est symptomatique du changement intervenu : elle a été détectée par l’ANR, l’Agence nationale de renseignement. J’ai réussi à humaniser l’ANR, transformée en un service qui doit humaniser la société. J’ai tenu à recevoir moi-même l’inspecteur général des Finances M. Batubenga car mon souci était de l’entendre à propos des menaces qu’il aurait rencontrées.

Il m’a dit qu’il n’en avait pas connu et qu’il avait transmis le dossier au Procureur, sans citer de nom. Je l’ai assuré de tout mon soutien et de ma confiance. Le dossier est désormais entre les mains de la Justice et n’a plus rien à voir avec moi.

Je ne peux donc plus me prononcer sur ce sujet. Je me bats pour un Etat de droit, pour l’indépendance de la justice et donc je ne mettrai pas mon nez dans ces histoires. Je ne veux pas être un dictateur et je laisse les institutions judiciaires faire leur travail en toute indépendance.

Garant des institutions je me suis assuré du fait que l’inspecteur pouvait faire son travail dans de bonnes conditions. De la même façon, le dossier du Docteur Ilunga (l’ex ministre de la Santé) se trouve entre les mains de la Justice… Je n’ai rien à voir là-dedans. L’Etat de droit est en train de se mettre en place et je ne veux pas me mêler de ce qui n’est pas de mon ressort…

Quel est le climat des relations avec votre prédécesseur, l’ex président Kabila ?

Elles sont plutôt bonnes. Respect, considération mutuelle…, Il n’a pas de plainte à avoir à ce sujet… Mais nous sortons d’un système qui est resté longtemps au pouvoir et certains collaborateurs ont encore quelques réflexes du passé, ont tendance à croire qu’ils sont encore au pouvoir, il y a eu des actes maladroits mais, essayant de m’élever au-dessus de tout cela je crois qu’il faut privilégier la paix, la stabilité…

Eviter toute crise intempestive qui aurait un impact sur l’économie et l’évolution du pays. Nous avons le devoir de tenir compte de l’intérêt supérieur de la nation et de privilégier la bonne marche de l’Etat en oubliant nos petits soucis personnels… Je reste optimiste sur la suite…

Une telle transition pacifique, c’est du jamais vu dans l’histoire du Congo…

Une grande première, c’est exact… Nous n’avons aucune expérience passée sur laquelle nous appuyer. C’est un défi énorme nous tentons de faire du neuf avec du vieux, nous sommes en train d’écrire l’histoire de notre pays et les générations futures nous jugeront… Il nous faudra beaucoup de patience, de diplomatie, mais moi j’y crois…

On vous présente comme une force tranquille…

Je dirais plutôt une force patiente, et humble, qui sait écouter. Mais une force quand même. Ferme sur les principes. J’ai été à l’école d’Etienne Tshisekedi et le respect des principes, je connais. Mon père m’a aussi, à ses côtés, obligé, au sein du parti, à être plus diplomate…

La population, à ce stade, nous soutient : partout où nous allons elle manifeste sa sympathie. J’y tiens, les gens sont libres de s’exprimer et si cela ne va pas, ils le diront.

La diaspora congolaise semble amorcer son retour...

Je les encourage à rentrer au pays quand ils seront prêts, mais ici, il n’y a plus d’inquiétude à avoir au niveau des droits et des libertés. Les inquiétudes peuvent exister au niveau professionnel, et organiser le retour peut prendre du temps.

Le Congo est le pays de tous les Congolais, je leur garantis la sécurité et je travaille sur les forces de l’ordre pour les conscientiser afin qu’ils aient un comportement différent. Aujourd’hui les représentants de l’autorité qui s’adonnent à des comportements dégradants sont passibles de poursuites, et je sens qu’il y a un changement…

SI j’ai dit qu’il ne fallait pas considérer les investisseurs comme du gibier, c’est parce que, d’ordinaire, dès que ces derniers rencontrent une autorité cette dernière veut leur soutirer quelque chose. Avant même le premier investissement on ne demande pas de porte et dessous de table ! Dès que commencent les activités, on essaie de percevoir des taxes…

Pour arriver à la croissance et au plein-emploi, il faut cesser de telles pratiques… Je n’ai pas les yeux partout, mais je fais de mon mieux pour sensibiliser… J’ai aussi créé une agence pour le changement de mentalité, afin qu’elle fasse ce travail de sensibilisation de la population et surtout des fonctionnaires de l’Etat…

Après avoir visité les pays voisins du Congo, qu’attendez-vous de votre voyage en Belgique ?

J’ai toujours dit à mes amis belges que le pays qui pouvait aider le Congo à se relever, c’est la Belgique. Nous aider à renforcer notre administration, remonter le niveau de notre éducation, déployer une politique de santé qui puisse prendre en charge notre population.

Avec nos « nokos » (oncles) belges nous pouvons faire beaucoup et mettre en place une coopération modernisée, adaptée aux circonstances actuelles, qui doit continuer . Cependant, compte tenu d’un passé récent, la Belgique demeure assez frileuse par rapport à nos relations et j’aimerais amener les Belges à avoir confiance à nouveau ; les gens hésitent encore mais nous allons essayer de donner le plus de garanties possible afin de les rassurer.

J’ai déjà eu contact avec certaines PME et j’espère que mon passage en Belgique va booster ces relations. Il y a entre nos deux pays un énorme capital de confiance, de sympathie, mais ma crainte, c’est qu’il disparaisse : les problèmes communautaires ont cessé de faire voir la Belgique comme un pays uni et je crains que l’idée que nous avons de l’ancienne métropole s’estompe, au profit d’autres pays qui offrent aussi des possibilités, comme la Chine, l’Afrique du Sud, le Maroc, qui offrent bourses et possibilités aux Congolais.

Auprès des jeunes, la Belgique perd du terrain et c’est bien dommage, pour les deux parties… J’ai déjà plaidé en faveur du renforcement de la coopération militaire, j’en avais déjà parlé au Ministre Reynders lorsque je l’avais rencontré à Washington en avril. Nous aurions besoin de l’expertise belge pour réhabiliter le camp de Kota Koli dans l’Equateur, qui forme des paracommandos et à Kindu, la coopération va reprendre…

Plusieurs personnalités de l’ancien régime sont encore sous le coup de sanctions internationales. Allez- vous intervenir en leur faveur ?

Ces personnalités font aujourd’hui partie de la coalition que nous avons formée. Si nous voulons que les choses se passent bien, nous ne pouvons que plaider en faveur d’une sorte d’assouplissement.

Sauf évidemment si les raisons des sanctions sont autres que la crise politique que nous avons traversée, des violations des droits de l’homme par exemple. Ces sanctions étaient liées à la situation politique et celle-ci a évolué.

Quelle est votre vision, votre rêve à propos du Congo ?

Je rêve d’un Congo libre et pacifié, prospère évidemment, où les enfants du Congo vont à l’école dans de bonnes conditions, comme tous les enfants du monde où les parents ont un travail décent et un salaire qui leur permet de nouer les deux bouts.

Je sais que les Congolais sont ingénieux, et qu’ils vont eux-mêmes améliorer leur environnement… Ils doivent compter plus sur le sol et ses ressources que sur notre sous-sol, ce dernier est aussi est la cause de beaucoup de nos malheurs, car il a attiré beaucoup de convoitises y compris les plus cyniques.

Si nous diversifions notre économie grâce à l’agriculture nous allons créer de l’emploi, atteindre l‘autosuffisance alimentaire et même pouvoir exporter… Côté emploi, les mines n’offrent pas beaucoup de possibilités…

Nous devons aller vers la diversification de notre économie et sur le plan agricole, nous envisageons de créer des zones agro industrielles, de regrouper les paysans en coopératives, de leur donner les moyens nécessaires et d’améliorer les routes de desserte agricole, de créer de micro barrages afin de permettre l’industrialisation de notre agriculture.

Allez-vous réclamer le retour des œuvres congolaises qui se trouvent en Belgique ?

Certainement pas dans l’immédiat : notre nouveau musée n’est pas assez grand pour accueillir toutes les œuvres qui sont déjà chez nous ! L’ancien musée construit du temps du président Mobutu contient encore 30.000 pièces qui devraient être exposées…

Ce n’est donc pas le moment de faire revenir des pièces qui se trouvent en Belgique, mais nous pourrions peut-être envisager des expositions, des échanges…

Pour le moment, n’étant pas capable de gérer cette situation, je ne ferais pas une telle demande… Les revendications sont fondées, mais pas réalistes : notre patrimoine pourrait revenir certes, mais dans l’immédiat, nous n’avons pas la capacité de l’accueillir, nous avons d’autres urgences…

Le soir


(TN/PKF)